mardi 22 août 2017

La solution nucléaire


Article original de Dmitry Orlov, publié le 15 août 2017 sur le site Club Orlov
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr

 

Lorsque, au milieu d’une partie de cartes, vous vous rendez compte que vous êtes sur le point de perdre votre ferme, votre chemise et votre premier-né, vous pouvez décider d’opter pour l’option nucléaire : renverser la table en attrapant votre revolver. Les résultats peuvent varier, mais ils sont nettement préférables à celui qui est prévisible si vous ne faites rien : l’extrême humiliation et la pauvreté. Vous pourriez être trop lent et mourir d’une mort douloureuse mais rapide, criblé de balles. Vous pourriez être le plus rapide et tuer ou désarmer vos adversaires. Ou vos adversaires risquent de courir vers les sorties, et vous permettre de ramasser le pognon sur la table. Le premier de ces résultats peut sembler le moins attractif ; mais en supposant que vous vous pensiez bien armé et rapide à dégainer et que vos adversaires sont des lâches, vous pourrez peut-être vous persuader que c’est votre meilleur option. En ce qui concerne les pires scénarios, une possibilité est que vos ennemis vont vous désarmer avant que vous ayez eu une chance de tirer, vous coller un pruneau dans le ventre, prendre votre argent, se rire de vous, vous enfermer dans une cave et vous laisser mourir lentement.



Cette situation n’est pas très différente de celle dans laquelle les États-Unis se trouvent actuellement. Franchement, je préférerais écrire sur d’autres sujets, mais ce qui se passe actuellement sur notre seule et unique planète, c’est qu’il y a un certain pays assez important et toujours influent qui perd son esprit collectif. Après avoir étudié et observé les États-Unis au cours des 40 années passées, et les observant maintenant à une distance respectable de près de 8 000 km, je ne pense pas qu’il y ait actuellement un sujet plus important à discuter, même si j’espère revenir à des sujets plus agréables, paisibles et plus proches du localisme dans quelque temps.

En cela, je suis  loin d’être le seul : une grande partie du monde est complètement éveillée aux dangers de cette situation, et occupée à discuter de la menace que ce pays représente pour eux et à concevoir des moyens de la combattre. Pendant ce temps, une grande partie de la population des États-Unis s’est tellement habituée aux violences commises en son nom – quelque 60 pays ont été envahis, occupés, bombardés, sanctionnés, « leurs régimes politiques renversés » ou autrement influencés dans l’histoire récente – que la plupart des Américains ne sont plus en mesure de percevoir à quel point leur situation s’est transformée d’une situation qui les favorisait en une nouvelle qui ne favorise personne en particulier, mais certainement pas eux.

À quel point la situation allégoriquement esquissée ci-dessus n’est-elle pas si différente de celle dans laquelle les États-Unis se trouvent actuellement ? Permettez-moi d’énumérer les raisons.

1. Le joueur allégorique court réellement à la catastrophe en prenant des risques inutiles. Les États-Unis font de même en provoquant systématiquement leurs adversaires. Ils ont provoqué la course aux armements nucléaires avec l’URSS en frappant Hiroshima et Nagasaki avec des bombes nucléaires, un acte barbare qui n’avait aucune justification stratégique ou tactique, parce que le Japon était prêt à se rendre. Ils ont provoqué la crise des missiles cubains en plaçant des armes nucléaires en Turquie, visant l’URSS à bout portant.

Plus récemment, ils ont provoqué une répétition de cette même crise en plaçant des batteries de missiles supposément défensives, mais aussi facilement reconfigurable en mode offensif en Roumanie, et se préparent à le faire en Pologne. (Les Russes ont trouvé des moyens asymétriques pour neutraliser cette menace.) Et cela a, en pratique, incité la Corée du Nord à développer une dissuasion nucléaire. Les motifs nord-coréens comprennent le bombardement, l’invasion, le démembrement et l’occupation d’une longue liste de pays – la Serbie / Kosovo, l’Irak, l’Afghanistan, la Libye – à qui il manquait la dissuasion nucléaire.

2. Le joueur souffre d’une image de lui surévaluée et délirante : il est « le tireur le plus rapide de l’Ouest » et ses adversaires ne vont pas répliquer mais fuir, le laissant avec tout l’argent qui est sur la table. Les États-Unis sont également trompés par le niveau de leurs dépenses de défense ridiculement élevées qui se transformeraient automatiquement en supériorité militaire. Ils jouent d’une ignorance volontaire, dénigrant leurs adversaires en fonction de données triées sur le volet, si jamais des informations factuelles sont vraiment utilisées. Ainsi, la Russie ne serait qu’« une station-service déguisée en pays », en négligeant de mentionner le fait que la Russie est le principal fournisseur de combustible nucléaire des États-Unis, sans lequel ceux-ci seraient plongés dans une panne de courant permanente. De même, on pense que la Corée du Nord est indiquée comme vivant à l’âge de pierre simplement parce que les Nord-Coréens éteignent tous les lampadaires la nuit (ainsi que tout le trafic), ce qui fait apparaître leur pays comme complètement noir sur les images satellites. (C’est un pays très sûr et qui n’a aucune raison de garder les lumières allumées pour éviter les crimes).

Le fait que la Corée du Sud est actuellement beaucoup plus fort économiquement que le Nord est mis en scène en termes idéologiques, est présenté comme un échec de l’idéologie communiste, en négligeant de mentionner qu’avant la perte de son soutien par l’URSS, la Corée du Nord était plus développée et plus prospère que celle du Sud, en dépit d’avoir été bombardée par les Américains pendant la guerre, et négligeant également de dire que la Chine communiste se développe à un rythme vertigineux depuis des décennies et que sous certains points de vue, elle a déjà dépassé les États-Unis comme la plus grande économie du monde.

3. Enfin, notre joueur n’a d’autre choix que de jouer, et finalement de faire tapis. Une longue histoire de jeu compulsif, en augmentant constamment la mise et en la doublant, l’a placé dans une position où le repli et la marche arrière signifieraient la perte d’absolument toutes ses mises. Les États-Unis ont connu des déficits commerciaux systémiques depuis des décennies à force d’importer beaucoup plus de produits, en terme de valeur, que ce qui a pu être exporté. Ils ont équilibré leurs comptes par d’autres moyens : en exportant de la dette et en exportant de l’inflation. Leur capacité à exporter leur dette dépend de la vigueur du dollar américain en tant que principal moyen d’échange international, obligeant d’autres pays à gagner des dollars, donc de la dette américaine, c’est-à-dire en devenant des créanciers des États-Unis pour pouvoir payer leurs importations. Leur capacité à exporter l’inflation repose sur la force des actifs libellés en dollars américains considérés comme valeur refuge et leur capacité à stimuler cette demande pour créer ce besoin de refuge en lançant des attaques spéculatives sur d’autres monnaies plus faibles.

Mais ces dernières années, l’efficacité de ces deux astuces a beaucoup baissé car le monde a trouvé des moyens de contourner le dollar américain dans le commerce et de freiner l’envol des capitaux vers les États-Unis. La diminution du montant de l’argent chinois versé sur le marché immobilier des États-Unis en est un exemple. En continuant de vivre au-dessus de leurs moyens, les États-Unis ont été forcés d’accumuler des montants fantastiques de dette publique et des passifs non financés tels que les pensions et les dépenses médicales futures. Pour ne pas être distancées, les entreprises se sont également chargées de dettes, qu’elles ont utilisées non pour investir dans la production, mais pour racheter leurs propres actions, gonflant leur valorisation boursière et contribuant à perpétuer une bulle des marchés actions.

La combinaison de cette dette impayable, de la lenteur de la croissance économique et de l’appétit globalement réduit pour le dollar américain entraînera en conséquence des taux d’intérêt plus élevés, rongeant la situation financière des États-Unis. Les deux dernières options seront de gonfler la dette (ce qui entraînera des prix beaucoup plus élevés pour les importations et une forte augmentation de la pauvreté) ou faire défaut sur la dette (déclenchant une crise bancaire, avec le risque de perdre totalement l’accès aux importations). L’inévitabilité de ce développement éventuel est bien compris, mais la volonté politique de mettre en œuvre des réductions de dépenses et de réorienter les priorités nationales en matière de durabilité économique n’existe tout simplement pas.

Une autre catégorie de dépenses sans fond, c’est l’armée américaine. C’est de loin la plus chère du monde, mais ce n’est en aucun cas la plus efficace. Ses capacités sont limitées à faire exploser les choses, à causer des ravages et à contrôler temporairement certaines zones avant de se retirer. Il ne lui a pas été possible de remporter une victoire décisive pour gagner une paix durable et stable dans un seul des conflits armés récents. Dans son sillage, l’armée américaine laisse des pays ravagés, la misère et des aires de reproduction fertiles pour les terroristes. Tout comme pour la gestion de l’économie, la réponse à cette chaîne continue de fiascos militaires a été la fuite en avant : augmenter les dépenses militaires, jeter encore plus d’argent dans des systèmes d’armes inefficaces, trop coûteux et largement inutiles, continuer à construire encore plus de bases militaires à travers le monde et viser l’objectif de plus en plus évident et finalement impossible de maintenir la domination mondiale.

De toutes ces manières, les États-Unis ressemblent à un joueur compulsif qui ne peut pas gagner, ne peut se permettre de perdre, et ne peut pas arrêter de jouer. Il manque la volonté politique de changer de cap et de se réformer. Tout ce qu’ils sont actuellement capables de faire est de perpétuer le statu quo et d’agir militairement. Mais que se passera-t-il quand ils constateront que le statu quo ne peut plus être maintenu ? Tout ce qui restera sera la solution nucléaire : renverser la table à cartes pour se sauver. Et contrairement à la plupart des exercices de pouvoir militaire, celui-ci n’exigera pas de formuler une stratégie gagnante. La seule exigence sera de parvenir à un fiasco militaire assez grand pour obscurcir toutes les autres formes d’échec – politiques, économiques et sociales. Alors que nous pouvons essayer de nous convaincre que ce point se trouve encore dans un avenir lointain et qu’il est encore temps d’éviter une confrontation militaire inutile et futile dont le seul but sera de forcer une réinitialisation financière, il y a plusieurs raisons de penser que ce point approche rapidement.

De toute évidence, beaucoup de gens pensent dans ce sens. Une indication en est que les commandes de bunkers de fin du monde ont récemment augmenté de quelque 90%. Les journaux publient des conseils utiles pour survivre à une attaque nucléaire. Par exemple, vous devez vous cacher en sous-sol (pour éviter les frais d’inhumation, je suppose). Vous devriez également vous préparer à l’attaque en chargeant votre ordinateur portable et votre smartphone (qui sera détruit par une impulsion électromagnétique, mais si leurs batteries au lithium-ion sont complètement chargées, elles seront toujours utiles comme dispositifs incendiaires déclenchés par rayonnement, vous fournissant un choix de mort moins horrible que l’empoisonnement par rayonnement). Vous êtes également invité à ne pas vous déplacer (trivialement facile si vous êtes mort) à moins d’avoir l’ordre d’évacuer par les autorités légitimes (qui n’existeront plus).

Mais nous pouvons également être optimistes et espérer que les États-Unis s’écrouleront dans un conflit interne avant d’utiliser la « solution nucléaire » contre le monde. Après tout, les joueurs compulsifs peuvent parfois avoir une attaque et tomber raides morts au milieu du jeu.

Dmitry Orlov

Les cinq stades de l'effondrement 

Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateur de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie », c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.

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