jeudi 1 octobre 2015

Syrie : Erdogan quitte le navire

Article original de M K Bhadrakumar , publié le 25 Septembre 2015 sur le site http://blogs.rediff.com
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr




Le président syrien Bachar al-Assad a fait une rare apparition à la mosquée al-Adel à Damas jeudi pour diriger les prières de l’Aïd. Les prières de l’Aïd al-Adha de cette année sont d’une signification spirituelle particulière pour Assad. Ce jeudi, la marée a nettement commencé à tourner en sa faveur dans la guerre civile en Syrie.




Ce jeudi, un voisin important de Assad, le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan, est sorti de la mosquée de Soliman le Magnifique, la plus grande mosquée ottomane à Istanbul (construite par le sultan Soliman le Magnifique en 1558), après la prière de l’Aïd al-Fitr pour dire :
«Il est possible que ce processus [de transition] [en Syrie] puisse se poursuivre sans Assad ou avec Assad. Cependant, personne ne voit un avenir avec Assad en Syrie. Il est impossible pour eux [les Syriens] d’accepter un dictateur qui a conduit à la mort jusqu’à 350 000 personnes.»
Les remarques étaient en partie polémiques, caractéristique du style erdoganesque, et il a presque réussi à glisser doucement sur ce qui ne peut être considéré que comme un assouplissement spectaculaire de la position de la Turquie sur la transition syrienne.
De manière significative, Erdogan était rentré à Istanbul jeudi après-midi directement de Moscou après une réunion au Kremlin avec le président Vladimir Poutine. Le communiqué du Kremlin n’a donné aucune piste pour analyser les pensées tourbillonnant dans l’esprit profondément troublé de Erdogan sur la Syrie – ou pour savoir si Poutine a initié ces processus de pensée. Cependant, il va de soi que Erdogan a ajusté sa pensée après avoir conversé avec Poutine et a estimé que la Turquie doit se mettre en phase avec l’esprit de l’époque.
En effet, Poutine lui-même aurait pu aller bien au-delà de tout ce qu’il a dit jusqu’ici sur Assad, comme lors d’une interview avec CBS News jeudi à Moscou, où il a affirmé qu’il n’y a pas d’autre solution à la crise syrienne que de renforcer les structures gouvernementales efficaces à Damas et leur fournir une assistance dans la lutte contre le terrorisme. Voici les mots de Poutine :
«C’est ma conviction profonde que toutes les actions contraires dans le but de détruire le gouvernement légitime vont créer une situation dont nous sommes maintenant témoins dans les autres pays de la région ou ailleurs, par exemple en Libye, où toutes les institutions de l’État se sont désintégrées. Nous voyons une situation similaire en Irak, et il n’y a pas d’autre solution à la crise syrienne que de renforcer les structures gouvernementales efficaces en les rendant capables de lutter contre le terrorisme.»
Poutine a ajouté qu’il y a un besoin d’exhorter le gouvernement syrien à «engager un dialogue positif avec l’opposition rationnelle et mener une réforme. […] Seul le peuple syrien a le droit de décider qui doit gouverner son pays et comment.»

En somme, Erdogan a entendu que la Russie va insister sur une transition en Syrie qui comprend Assad (c’est ce qui a été envisagé dans l’accord de Genève également). Poutine aurait été clair avec lui que la Russie se retrouve sans autre option que de prendre le leadership en Syrie, étant donné les tempêtes qui s’accumulent et menacent d’affecter les intérêts de sécurité vitaux de la Russie.

Exactement un jour avant, un groupe d’environ 1 500 combattants tchétchènes, ouzbeks et tadjiks en Syrie avait fait allégeance au Front al-Nusra, le groupe islamiste al-Qaïda affilié en Syrie qui bénéficie d’un soutien clandestin d’Israël et de l’Arabie saoudite. (Cela explique sans doute le coup de froid lorsque Poutine a rencontré le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou en visite lundi à Moscou.)

Deuxièmement, les pourparlers à Moscou n’auraient laissé à Erdogan aucun doute que Poutine entend poursuivre l’intervention militaire russe en Syrie avec ou sans alliés. Bloomberg a rapporté mercredi citant deux sources clés russes que «la suite des opérations que la Russie préfère, bien sûr, est que l’Amérique et ses alliés se mettent d’accord pour coordonner leur campagne» en Syrie, mais Poutine «se prépare à lancer des frappes aériennes unilatérales contre État islamique en Syrie si les États-Unis rejettent sa proposition d’unir leurs forces».

Bien sûr, Erdogan a pris en compte que Poutine a prévu de rencontrer le président Barack Obama lors d’un tête-à-un à New York lundi. (Voir mon blog : Obama, Poutine se rencontrent à un moment décisif.)
Troisièmement, surtout, Erdogan pense vite et doit déjà sentir que le sol se dérobe sous ses pieds. La semaine dernière, lors d’une série de déclarations, les États-Unis ont exprimé la volonté de discuter d’une transition syrienne qui ne demande pas à Assad de démissionner immédiatement. De même, les grandes puissances européennes – Allemagne, France et Grande-Bretagne – ont exprimé des opinions similaires. En tant que pays membre de l’Otan, la Turquie ne peut pas se permettre d’être hors-jeu. (Voir L’Europe pousse les États-Unis et la Russie sur la voie du dialogue en Syrie.)

De même, Erdogan est un politicien doué et aura bien capté que l’ambiance en Turquie se tourne avec véhémence contre l’enlisement continu du pays dans le conflit syrien. Le pays abrite 2 millions de réfugiés et se sent épuisé. Pendant ce temps, la plaie kurde de la Turquie a également été rouverte – les Kurdes syriens mènent les séparatistes du PKK en Turquie – et le pays vacille dangereusement vers une guerre civile, et ceci à un moment où la Turquie n’a que peu d’amis dans la région. En plus de cela, le pays se dirige vers un scrutin parlementaire crucial début novembre.

On peut dire que le coup de mou donné par Erdogan concernant l’ordre du jour sur le changement de régime en Syrie, s’il se cristallise sur le terrain dans les jours et semaines à venir (ce qui est une forte probabilité), peut se révéler être le tournant dans le conflit. L’ordre du jour concernant le changement de régime devient absurde si la Turquie décidait de lui tourner le dos.

Les yeux vont maintenant se tourner vers les anciens camarades de la Turquie dans l’enclos syrien – l’Arabie saoudite, le Qatar et la Jordanie. Il se passe des choses étranges là-bas, aussi. Il est extrêmement important qu’aucun de ces trois pays ne hurle, dans le style arabe, une condamnation des avancées de la Russie en Syrie. Sans doute ont-ils l’air penaud, regardant au loin, perdus dans leurs pensées.

Des trois mousquetaires, ce sont les mouvements de l’Arabie saoudite sur la Syrie qui seront les plus décisifs. Sans doute, la bousculade près de La Mecque jeudi, entraînant la mort de centaines de pèlerins musulmans, vient en écho comme un échec politique majeur pour Riyad et le prestige du Serviteur des Deux Saintes Mosquées (Serviteur des Deux Nobles Sanctuaires, Protecteur des Deux Saintes Villes). Le moral des Saoudiens doit avoir touché le fond.

Téhéran a réagi furieusement – 122 pèlerins iraniens sont morts – et a exigé que «l’Arabie saoudite soit rendue responsable devant la République islamique (Iran) et d’autres pays», alléguant que la tragédie est survenue après que les forces de sécurité saoudiennes aient cyniquement bloqué deux rues. Avec l’extension au Yémen à prendre  également en compte, il est peu probable que l’Arabie saoudite éprouve beaucoup d’enthousiasme aujourd’hui pour que les Russes et les Iraniens (et le Hezbollah) prennent en charge les champs de bataille en Syrie.

Dans l’ensemble, le processus de paix est péniblement né à New York ce lundi et Erdogan s’y est rué, passant en mode diplomatie. (Ne manquez pas une excellente analyse du FT sur les mouvements russes: Par la montée en puissance en Syrie, Poutine passe du statut de paria à celui qui tire les ficelles.).

M K Bhadrakumar

Liens

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