lundi 15 juin 2015

Les frontières de sang


Article original de Ralph Peters publié le 1er Juin 2015 sur le site armedforcesjourtnal
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr/ 


Préambule


Curieusement, cet article n'a jamais été traduit alors qu'il continue d'être disponible sur le site http://www.armedforcesjournal.com/blood-borders qui est un des organes de communication informel de l'armée américaine. On peut donc supposer qu'il reste d'actualité, ce qui explique sa popularité dans nombre d'articles traitant de la géopolitique du Moyen-Orient. L'actualité au Yémen, en Irak et en Syrie donne un éclairage particulier à cet article publié en 2006. L'auteur Ralph Peters est toujours vivant et continue de s'activer comme en témoigne les 30 modifications en 2015 sur sa page Wikipedia.


A quoi ressemblerait un meilleur Moyen-Orient ?


Peters’ “Blood borders” map




Les frontières internationales ne sont jamais complètement fixées. Mais le degré d’injustice qu’elles infligent à ceux dont les frontières les forcent à vivre ensemble ou séparément, fait une énorme différence – souvent la différence entre la liberté et l’oppression, la tolérance et l’atrocité, la primauté du droit et le terrorisme, ou même la paix et la guerre.

Les frontières les plus arbitraires et les plus biaisées dans le monde sont en Afrique et au Moyen-Orient. Dessinées par l’égoïsme des Européens (qui ont eu suffisamment de problèmes à définir leurs propres frontières), les frontières de l’Afrique continuent de provoquer la mort de millions d’autochtones. Mais les frontières injustes au Moyen-Orient – expression empruntée à Churchill – génèrent plus de problèmes que ce qui peut être géré localement.

Alors que le Moyen-Orient a beaucoup plus d’autres problèmes que des frontières mal définies – de la stagnation culturelle par le biais d’inégalités scandaleuse à l’extrémisme religieux mortel – le plus grand tabou dans l’effort de comprendre l’échec complet de la région n’est pas l’islam mais ces frontières internationales, terribles mais sacro-saintes-adorées par nos propres diplomates.

Bien sûr, aucun ajustement de frontières, même draconien, ne pourra faire le bonheur de toutes les minorités au Moyen-Orient. Dans certains cas, les groupes ethniques et religieux vivent entremêlés et se sont aussi mariés entre communautés. Ailleurs, les réunions sur des bases de liens du sang ou de convictions pourraient ne pas se révéler aussi joyeuses que leurs partisans actuels le pensent. Les limites prévues dans les cartes accompagnant cet article tentent de réparer les torts subis par les groupes de population visiblement les plus mal traités, comme les Kurdes, les Baloutches et les arabes chiites, mais ne parviennent pas à rendre compte de manière adéquate des chrétiens du Moyen-Orient, les Bahaïs, ismaéliens, Naqshbandis et de nombreuses autres minorités numériquement moindres. Et une ombre hante la région qui ne pourra jamais être redressée par une récompense de territoire : le génocide perpétré contre les Arméniens par un Empire ottoman en train de mourir.

Pourtant, malgré toutes ces injustices que les frontières repensées ici laissent sans réponses, sans ces grandes révisions des frontières, nous ne verrons jamais plus un monde pacifique au Moyen-Orient.

Même ceux qui abhorrent le thème des modifications de frontières seraient bien intentionnés de se livrer à un exercice qui vise à concevoir une réforme plus juste, même encore imparfaite, des frontières nationales entre le Bosphore et l’Indus. En admettant que l’habileté politique internationale n’a jamais développé d’outils efficaces – à l’exception de la guerre – pour réajuster des frontières défectueuses, un effort mental pour saisir les frontières organiques du Moyen-Orient contribue néanmoins à comprendre l’ampleur des difficultés que nous rencontrons et auxquelles nous continuerons à faire face. Nous sommes face à des déformations artificielles colossales qui ne cesseront de générer haine et violence jusqu’à ce qu’elles soient corrigées.

Quant à ceux qui refusent de penser l’impensable, déclarant que les frontières ne doivent pas changer et que c’est comme ça, il vaut la peine de leur rappeler que les frontières n’ont jamais cessé de changer à travers les siècles. Les frontières n’ont jamais été statiques, et de nombreuses frontières, du Congo au Kosovo en passant par le Caucase, vont aujourd’hui encore changer (alors que les ambassadeurs et les représentants spéciaux détournent les yeux pour admirer le brillant de leurs chaussures).

Oh, et un autre sale petit secret de ces 5 000 ans d’histoire : le nettoyage ethnique, ça marche.

Commençons avec la question de la frontière la plus sensible aux yeux des lecteurs américains : pour qu’Israël puisse avoir un espoir raisonnable de vivre en paix avec ses voisins, il devra revenir à ses frontières d’avant 1967 -–avec des ajustements locaux essentiellement pour des préoccupations légitimes de sécurité. Mais la question des territoires entourant Jérusalem, une ville tachée de sang depuis des milliers d’années, peut se révéler insurmontable de notre vivant. Alors que toutes les parties ont transformé leur Dieu en magnat de l’immobilier, les luttes d’influence sur le terrain ont fait littéralement preuve d’une ténacité inégalée, par simple cupidité pour la richesse pétrolière ou à cause de querelles ethniques. Alors laissons de côté cette question qui mérite une étude spécifique et tournons-nous vers celles qui sont soigneusement ignorées.


L’injustice la plus flagrante dans le partage notoirement injuste des terres entre les Balkans et l’Himalaya est l’absence d’un État kurde indépendant. Il y a entre 27 et 36 millions de Kurdes vivant dans des régions contiguës au Moyen-Orient (les chiffres sont imprécis, car aucun État n’a jamais permis un recensement honnête). Supérieure à la population de l’Irak d’aujourd’hui, même le chiffre le plus bas fait des Kurdes le plus grand groupe ethnique du monde sans État propre. Pire, les Kurdes ont été opprimés par tous les gouvernements qui cherchent à contrôler les collines et les montagnes où ils ont vécu depuis l’époque de Xénophon.

Les États-Unis et leurs partenaires de la coalition ont raté une chance en or pour commencer à corriger cette injustice après la chute de Bagdad. L’Irak, état Frankenstein cousu à partir de pièces mal ajustées, aurait du être divisé en trois petits états immédiatement. Nous avons échoué par lâcheté et par manque de vision, intimidant les Kurdes d’Irak pour leur faire soutenir le nouveau gouvernement irakien – ce qu’ils ont fait avec nostalgie comme une faveur pour notre bonne volonté. Mais en cas de plébiscite libre, ne vous méprenez pas : près de 100% des Kurdes d’Irak voteraient pour l’indépendance.

Tout comme les Kurdes qui souffrent depuis longtemps de la Turquie, qui ont enduré des décennies d’oppression militaire violente et une dégradation depuis plusieurs décennies, en tant que Turcs des montagnes, dans un effort pour éradiquer leur identité. Alors que la situation kurde aux mains d’Ankara s’est quelque peu améliorée au cours de la dernière décennie, la répression a récemment été de nouveau intensifiée et les 20% de la Turquie les plus à l’est doivent être considérés comme un territoire occupé. Comme pour les Kurdes d’Irak, ceux de Syrie et d’Iran, eux aussi, se précipiteraient pour rejoindre un Kurdistan indépendant s’ils le pouvaient. Le refus par les démocraties légitimes du monde de voir un champion kurde indépendant est un péché d’omission bien pire que les maladroits petits péchés qui excitent régulièrement nos médias sur les droits de l’homme. Et de plus : un Kurdistan libre, allant de Diyarbakir à Tabriz, serait l’État le plus pro-occidental entre la Bulgarie et le Japon.

Un juste alignement dans la région laisserait les trois provinces à majorité sunnite de l’Irak en tant qu’État tronqué, qui pourraient éventuellement choisir de s’unifier avec une Syrie qui perdrait son littoral au profit d’un grand Liban orienté vers la Méditerranée : la renaissance de la Phénicie. Les chiites au sud de l’Irak formeraient la base d’un État arabe chiite englobant une grande partie du golfe Persique. La Jordanie conserverait son territoire actuel, avec une certaine expansion vers le sud au détriment de l’Arabie Saoudite. Pour sa part, l’État contre nature qu’est l’Arabie saoudite souffrirait d’un aussi grand démantèlement que le Pakistan.

Une cause de la large stagnation du monde musulman est le traitement par la famille royale saoudienne de La Mecque et de Médine comme leur fief. Avec les sanctuaires les plus sacrés de l’Islam sous le contrôle de la police d’État de l’un des régimes les plus bigots et oppressifs au monde – un régime qui commande de vastes richesses pétrolières héritées –, les Saoudiens ont été en mesure de projeter leur vision wahhabite de la discipline, de la foi intolérante bien au-delà de leurs frontières. L’accès des Saoudiens à la richesse et, par conséquent, à l’influence a été la pire chose qui puisse arriver au monde musulman dans son ensemble depuis l’époque du Prophète, et la pire chose qui puisse arriver aux Arabes depuis les conquêtes de l’Empire ottoman (sinon celles du grand Mongol).

Alors que les non-musulmans ne peuvent pas agir sur le contrôle des villes saintes de l’Islam, imaginez combien le monde musulman serait plus sain si la Mecque et Médine étaient gouvernées par un conseil représentatif des grandes écoles coraniques et des mouvements musulmans du monde dans un État sacré islamique – une sorte de super-Vatican musulman – où l’avenir d’une grande foi pourrait être débattu plutôt que simplement décrété. La vraie justice – que nous pourrions ne pas aimer – donnerait également les champs de pétrole côtiers de l’Arabie saoudite aux Arabes chiites qui peuplent cette sous-région, tandis qu’un quart sud irait au Yémen. Confinée à un territoire croupion saoudien autour de Riyad, la Maison des Saoud serait capable de beaucoup moins de mal envers l’islam et le monde.

L’Iran, un État avec des frontières extravagantes, perdrait une grande partie de son territoire en faveur d’un Azerbaïdjan unifié, du Kurdistan libre, de l’État arabe chiite et du Baloutchistan libre, mais gagnerait les provinces autour d’Hérat, aujourd’hui en Afghanistan – une région en affinité historique et linguistique avec la Perse. L’Iran pourrait à nouveau devenir un état ethnique perse, la question la plus difficile étant de savoir s’il doit ou non garder le port de Bandar Abbas ou le remettre à l’État arabe chiite.

Ce que l’Afghanistan perdrait pour la Perse à l’ouest, il le regagnerait à l’est, pour que les tribus du Nord-Ouest frontalier du Pakistan soient réunies avec leurs frères afghans (le but de cet exercice est de ne pas dessiner les cartes que nous aimerions mais celles que les populations locales souhaiteraient). Le Pakistan, un autre État contre nature, perdrait également son territoire baloutch pour un Balouchistan libre. Le reste, le Pakistannaturel, se situerait complètement à l’est de l’Indus, sauf pour un embranchement vers l’ouest, près de Karachi.

Les cités-états des Émirats arabes unis auraient un sort mixte – comme ça va probablement évoluer. Certaines pourront être incorporées dans l’État arabe chiite entourant une grande partie du golfe Persique (un État plus susceptible d’évoluer en tant que contrepoids à l’Iran perse, plutôt que comme un allié). Comme toutes les cultures puritaines sont hypocrites, Dubaï, par nécessité, serait autorisée à conserver son statut de terrain de jeux pour les riches débauchés. Le Koweït resterait dans ses frontières actuelles, comme Oman.

Dans chaque cas, cette redéfinition des frontières hypothétiques reflète les affinités ethniques et le communautarisme religieux – dans certains cas, les deux à la fois. Bien sûr, si nous pouvions, d’un coup de baguette magique, modifier les frontières en discussion, nous préférerions certainement le faire de manière sélective. Pourtant, l’étude de la carte révisée, à la différence de la carte illustrant les limites d’aujourd’hui, montre les grands torts des frontières tracées par les Français et les Anglais au XXe siècle, pour une région qui a mal émergé des humiliations et des défaites du XIXe siècle.

Les corrections de frontières reflétant la volonté du peuple peuvent être impossibles. Pour le moment. Mais avec le temps et les effusions de sang a priori inévitables, de nouvelles frontières naturelles vont émerger. Babylone est tombée, plus d’une fois.

Pendant ce temps, nos hommes et nos femmes en uniforme vont continuer à se battre pour la sécurité contre le terrorisme, pour la perspective de la démocratie et pour l’accès à l’approvisionnement en pétrole dans une région destinée à s’entre-déchirer. Les divisions humaines actuelles et l’union forcée entre Ankara et Karachi, conjointement avec les malheurs auto-infligés dans la région, forment un terrain fertile quasi parfait pour l’extrémisme religieux, la culture du blâme et le recrutement de terroristes comme personne n’aurait pu le concevoir. Où que les hommes et les femmes regardent tristement à leurs frontières, ils cherchent des ennemis avec enthousiasme.

De l’offre excédentaire de terroristes dans le monde à la rareté des approvisionnements énergétiques, les déformations actuelles du Moyen-Orient promettent une aggravation de la situation, pas une amélioration. Dans une région où seuls les pires aspects du nationalisme arrivent à prospérer et où les aspects les plus avilissants de la religion menacent de dominer une foi déçue, les États-Unis, leurs alliés et, surtout, nos forces armées vont trouver des crises sans fin. Alors que l’Irak peut fournir un contre-espoir – si nous ne quittons pas prématurément son sol – le reste de cette vaste région offre une perspective d’aggravation des problèmes sur presque tous les fronts.

Si les frontières du grand Moyen-Orient ne peuvent pas être modifiées pour refléter les liens naturels du sang et de la foi, nous pouvons considérer comme une certitude qu’une partie de l’effusion de sang dans la région continuera d’être de notre responsabilité.

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Qui gagne, qui perd ?

Gagnants Perdants
Afghanistan Afghanistan
État arabe chiite Iran
Arménie Irak
Azerbaïdjan Israël
Baluchistan Libre Koweit
Kurdistan Libre Pakistan
Iran Qatar
État islamique Sacré Arabie Saoudite
Jordanie Syrie
Liban Turquie
Yémen Émirats arabes unis
Cisjordanie

Ralph Peters est l’auteur du nouveau livre Ne jamais arrêter la lutte

Liens

http://hedidh.blogspot.fr/2012/01/les-dessous-dune-carte.html

Note du traducteur

Évidemment, il ne se pose aucune question de civilisation ou de droit, le modèle économique et culturel américain étant amené à s’imposer naturellement. Je vous renvoie au livre d’Hervé Juvin qui traite de la question des frontières. Il existe un autre modèle possible sans toutes cesfrontières, qui serait peut-être plus adapté aux sources bédouines d’une partie des populations du Moyen-Orient si, bien sûr, on les laisse un jour en discuter entre elles.


Mais cela reste un exercice plus honnête que je ne le pensais avant traduction, avec un côté américain naïf qui pense en toute honnêteté détenir LA vérité. Pas sûr que les arabes entre eux et en toute indépendance aient la même perception. On ne voit pas non plus apparaître les intérêts des USA dans ce découpage … ou alors les cités-États Dubai, le Koweit et aussi Oman garderaient leur bases US, sans parler de la profondeur stratégique d’Israël qui fait partie des perdants, ce qui expliquerait la nervosité de Netanyahou ces dernières années pour conquérir des avantages stratégiques et l’alliance contre nature avec l’Arabie Saoudite.





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